samedi 20 septembre 2014

Fernando Pessoa : l'ultime sortilège


 L’ultime sortilège

Voilà  que j’ai  redit l’incantation  mystique,
Mais  la   grande  Déesse  à  mes  yeux s’est niée…
Que j’ai  redit, dans les pauses du vaste vent,
Les litanies dont l’âme   est un  être fertile.
Rien  ne  sort  de l’abîme   ou  n’apparait le  ciel.
Seul  me  revient le  vent où  je suis  tout  entière
Et  Seule, et  tout  reste  endormi dans le  trouble  du  monde.

Mon talisman jadis envoûtait les  halliers
Et  mes invocations faisaient  surgir  du  sol,
Dense  rassemblement, les  présences éparses
Qui  dorment  dans les formes  naturelles des choses.
Jadis  ma voix en  acte allait s’accomplissant.
Elfes et fées , si  j’appelais,  je les voyais,
Et les  feuilles brillaient dans la forêt , lustrales.

Ma baguette enchantée, grâce  à  qui  je parlais
Du fond de  mon  vouloir aux exigences essentielles,
Ne  sait  plus,  c’en  est  fait, ma  nature profonde.
C’en est fait,  quand je trace le  cercle , il n’y a rien.
Le vent, murmure neutre, étouffe  les soupirs,
Et sous  le  clair  de lune au  loin  haut sur les  landes,
Je ne suis rien  de  plus que les bois  ou  la route.

Voilà que meurt le don qui me   faisait aimer,
Que je ne deviens  plus forme et  fin  de la vie
Pour ceux qui me  cherchaient dès que je les  cherchais.
L’océan de leur s  bras,  plage, plus ne me  baigne.
Plus  ne me  voit  dressée en salut  au soleil
Ou à la  lune, dans les égarements d’une  extase
Magique, sur le  seuil de ma caverne immense.

Voilà que les  sacrées puissances de l’enfer,
Qui  sont, dans leur  sommeil sans dieux et  sans  destin,
L’exacte image de la substance des choses,
N’entendent plus ma voix, n’entendent plus  leurs  noms.
La musique  soudain  s’est brisée de mon  hymne.
Mon astrale  fureur,  hélas ! n’est  plus divine,
Dans le recueillement mon corps n’est  plus  un  dieu.

Les déités lointaines  du  puits  enténébré,
Que  tant  de  fois, en ma  pâleur, j’ai  invoquées
Dans la rage d’aimer en  prie  aux convulsions,
Sans  une invocation  se  tiennent  devant moi.
Et  comme, sans  devoir les aimer  , vers elles  j’appelais,
Maintenant,  sans  aimer, je les possède, et je  sais
Qu’elles consumeront  mon être  déprécié.

Mais toi,  pourtant  Soleil, dont l’or fut mon butin,
Et  toi  , ô Lune dont j’ai  converti l’argent,
Si vous ne pouvez plus  m’offrir  cette  beauté
Que tant de  fois j’ai eue  pour fin  de mon  vouloir,
Divisez donc  au  moins mon  être  évanoui –
Que  mon  être  essentiel  en  lui-même  se perde,
Et que  seul mon corps soit, sans moi,  une âme ,  un  être !

Ah !  que me change enfin mon  ultime  magie
En statue de moi-même  en  corps vivant  sculptée !
Que celle  que je suis meure, mais  l’autre que je  fis de moi
Et  qui  fut, qu’elle  soit, anonyme présence  à  soi-même enlacée,
Chair de mon  éthéré, de mon captif amour,
Cette mort  de  moi-même en quoi  je viens revivre ;
Et  telle   que je  fus,  n’étant rien , que  je  sois !

Poèmes  ésotériques  
Traduit du  portugais par  Michel  Chandeigne et Patrick  Quillier

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire