samedi 31 mars 2012

Paysagiste , l'art suprême (Edgar Poe: Domaine d'Amheim et cottage Landor)



Le domaine   D'Amheim  
  Edgar  Poe  (histoires grotesques  et  sérieuses  )


De   la  possibilité du   Bonheur :

.[....Un examen minutieux de sa carrière m’a fait comprendre que la misère de l’espèce humaine naît, en général, de la violation de quelques simples lois d’humanité ; — que nous avons en notre possession, en tant qu’espèce, des éléments de contentement non encore mis en œuvre, — et que même maintenant, dans les présentes ténèbres et l’état délirant de la pensée humaine sur la grande question des conditions sociales, il ne serait pas impossible que l’homme, en tant qu’individu, pût être heureux dans de certaines circonstances insolites et remarquablement fortuites.
.....Mais mon but n’est pas du tout d’écrire un essai sur le bonheur. Les idées de mon ami peuvent être résumées en quelques mots. Il n’admettait que quatre principes, ou, plus strictement, quatre conditions élémentaires de félicité. Celle qu’il considérait comme la principale était (chose étrange à dire !) la simple condition, purement physique, du libre exercice en plein air. « La santé, — disait-il, — qu’on peut obtenir par d’autres moyens est à peine digne de ce nom. » Il citait les voluptés du chasseur de renards, et désignait les cultivateurs de la terre comme les seules gens qui, en tant qu’espèce, pussent être sérieusement considérés comme plus heureux que les autres. La seconde condition était l’amour de la femme. La troisième, la plus difficile à réaliser, était le mépris de toute ambition. La quatrième était l’objet d’une poursuite incessante ; et il affirmait que, les autres choses étant égales, l’étendue du bonheur auquel on peut atteindre était en proportion de la spiritualité de ce quatrième objet.

Un  héritage  fortuit  et  considérable  aurait  pu  corrompre  et  pervertir ces   penchants   naturels ,  mais    il  fut   heureusement  sauvé  par   sa quête   d'une  beauté exigeante  et   fort dispendieuse  :  le   façonnement  de  paysages  .

.... C’était un poète dans le sens le plus noble et le plus large. Il comprenait, d’ailleurs, le vrai caractère, le but auguste, la nécessité suprême et la dignité du sentiment poétique. Son instinct lui disait que la plus parfaite sinon la seule satisfaction, propre à ce sentiment, consistait dans la création de formes nouvelles de beauté. Quelques particularités, soit dans son éducation première, soit dans la nature de son intelligence, avaient donné à ses spéculations éthiques une nuance de ce qu’on appelle matérialisme ; et ce fut peut-être ce tour d’esprit qui le conduisit à croire que le champ le plus avantageux, sinon le seul légitime, pour l’exercice de la faculté poétique consiste dans la création de nouveaux modes de beauté purement physique. C’est ce qui fut cause qu’il ne devint ni musicien ni poète, — si nous employons ce dernier mot dans son acception journalière. Peut-être aussi avait-il négligé de devenir l’un ou l’autre, simplement en conséquence de son idée favorite, à savoir que c’est dans le mépris de l’ambition que doit se trouver l’un des principes essentiels du bonheur sur la terre. Est-il vraiment impossible de concevoir que, si un génie d’un ordre élevé doit être nécessairement ambitieux, il y a une espèce de génie plus élevé encore qui est au-dessus de ce qu’on appelle ambition ? Et ainsi ne pouvons-nous pas supposer qu’il a existé bien des génies beaucoup plus grands que Milton, qui sont restés volontairement « muets et inglorieux ? » Je crois que le monde n’a jamais vu et que, sauf le cas où une série d’accidents aiguillonnerait le génie du rang le plus noble et le contraindrait aux efforts répugnants de l’application pratique, le monde ne verra jamais la perfection triomphante d’exécution dont la nature humaine est positivement capable dans les domaines les plus riches de l’art.
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L'homme  plus   GRAND  que  la  Nature   :

Claude  Gelée  dit   Le  Lorrain  :  paysage  pastoral  (1644)



....On ne trouve pas dans la réalité des paradis semblables à ceux qui éclatent sur les toiles de Claude Lorrain. Dans le plus enchanteur des paysages naturels, on découvre toujours un défaut ou un excès, mille excès et mille défauts. Quand même les parties constitutives pourraient défier, chacune individuellement, l’habileté d’un artiste consommé, l’arrangement de ces parties sera toujours susceptible de perfectionnement. Bref, il n’existe pas un lieu sur la vaste surface de la terre naturelle, où l’œil d’un contemplateur attentif ne se sente choqué par quelque défaut dans ce qu’on appelle la composition du paysage. Et cependant, combien ceci est inintelligible ! En toute autre matière, on nous a justement appris à vénérer la nature comme parfaite. Quant aux détails, nous frémirions d’oser rivaliser avec elle. Qui aura la présomption d’imiter les couleurs de la tulipe, ou de perfectionner les proportions du lis de la vallée ? La critique qui dit, à propos de sculpture ou de peinture, que la nature doit être ennoblie ou idéalisée, est dans l’erreur. Aucune combinaison d’éléments de beauté humaine, en peinture ou en sculpture, ne peut faire plus que d’approcher de la beauté vivante et respirante. Dans le paysage seul, le principe de la critique devient vrai ; elle l’a senti vrai en ce point, et c’est l’esprit enragé de généralisation qui l’a poussée à conclure qu’il était vrai dans tous les domaines de l’art. Elle l’a senti vrai en ce point, dis-je ; car le sentiment n’est ni affectation ni chimère. Les mathématiques ne fournissent pas de démonstrations plus absolues que celles que l’artiste tire du sentiment de son art. Non-seulement il croit, mais il sait positivement que tels et tels arrangements de matière, arbitraires en apparence, constituent seuls la vraie beauté.  

La  beauté  naturelle  , un  arrangement primitif  corrompu   par   le  destin  de  mortalité  de  l'homme :


...Je répète que, seulement dans la composition du paysage, la nature physique est susceptible d’ennoblissement, et que cette susceptibilité de perfectionnement dans cette partie unique était un mystère que je n’avais jamais pu résoudre. Toutes mes réflexions sur ce sujet reposaient sur cette idée, que l’intention primitive de la nature devait avoir disposé la surface de la terre de manière à satisfaire en tout point le sentiment humain de la perfection dans le beau, le sublime ou le pittoresque ; mais que cette intention primitive avait été déjouée par les perturbations géologiques connues, — perturbations qui avaient été ressenties par les formes et les couleurs, dans la correction et le mélange desquelles gît l’âme de l’art. Mais la force de cette idée se trouvait très-affaiblie par la nécessité conséquente de considérer ces perturbations comme anormales et destituées de toute espèce de but. Ce fut Ellison qui me suggéra qu’elles étaient des pronostics de mort. Il expliquait la chose ainsi : « Admettons que l’immortalité terrestre de l’homme ait été l’intention première. Nous concevons dès lors un arrangement primitif de la surface de la terre approprié à cet état bienheureux de l’homme, état qui n’a pas été réalisé, mais qui a été préconçu. Les perturbations n’ont été que des préparatifs pour sa condition mortelle, conçue postérieurement.

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« Il n’y a proprement que deux styles de jardin-paysage, le naturel et l’artificiel. L’un cherche à rappeler la beauté originale de la campagne, en appropriant ses moyens au décor environnant ; en cultivant des arbres qui soient en harmonie avec les collines ou la plaine de toute la terre voisine ; en découvrant et en mettant en pratique ces rapports délicats de grosseur, de proportion et de couleur, qui, voilés pour l’œil de l’observateur vulgaire, se révèlent partout à l’élève expérimenté de la nature. Le résultat du style naturel en fait de jardins se manifeste dans l’absence de tout défaut et de toute incongruité, dans la prédominance de l’ordre et d’une saine harmonie, plutôt que dans la création de miracles et de merveilles spéciales. Le style artificiel comprend autant de variétés qu’il y a de goûts différents à satisfaire. Il implique un certain rapport général avec les différents styles d’architecture. Il y a les majestueuses avenues et les retraites de Versailles ; il y a les terrasses italiennes ; et puis un vieux style anglais, mixte et divers, qui a quelque rapport avec l’architecture gothique domestique et celle du siècle d’Élisabeth. Malgré tout ce qu’on peut dire contre les abus du jardin-paysage artificiel, l’introduction de l’art pur dans un décor rustique y ajoute une très-grande beauté. C’est une beauté qui est, en partie, morale, et en partie faite pour plaire à l’œil par le déploiement de l’ordre et de l’intention rendue visible. Une terrasse, avec une vieille balustrade couverte de mousse, évoque immédiatement pour l’œil les belles créatures qui y ont passé dans d’autres temps. Le plus léger indice d’art est un témoignage de sollicitude et d’intérêt humains. »
« D’après mes observations précédentes, — dit Ellison, — vous comprenez déjà que je repousse l’idée, exprimée par l’auteur, de rappeler la beauté originale de la campagne. Cette beauté originale n’est jamais aussi grande que celle que l’homme y peut introduire.
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A ce  récit ,   Le   cottage  Landor  (1) , apparait comme  la  justification   de  cette  théorie   dans   une   description  d'un  objet  unique  en  14  pages  (éditions   Club  du  livre   Diderot) : la   découverte  par  un  promeneur , d'une  région paradisiaque   ,  un  domaine   entièrement  agencé   par  le  propriétaire   .
 C'est  dans  ce  récit   que   Bachelard   situe    une  première  vision   de l'eau   comme   matière  poetique  d'Edgar  Poe  , eau  miroir  ,  impression  onirique   ....


....En ce moment, un murmure d’eau frappa doucement mon oreille, et, quelques secondes après, comme je tournais avec la route, un peu plus brusquement qu’auparavant, j’aperçus une espèce de bâtiment situé au pied d’une pente très-douce, juste devant moi. Je ne pouvais rien voir distinctement à cause du brouillard qui remplissait toute la petite vallée inférieure. Une légère brise s’éleva cependant, comme le soleil allait descendre ; et, pendant que je restais debout sur le sommet de la pente, le brouillard se fondit en ondulations et se mit à flotter au-dessus du paysage.
Pendant que la scène se révélait à ma vue, graduellement, comme je la décris, — morceau par morceau, ici un arbre, là un miroitement d’eau, et puis là un bout de cheminée, — je ne pouvais m’empêcher d’imaginer que le tout n’était qu’une de ces ingénieuses illusions exhibées quelquefois chez nous sous le nom de tableaux fondants.
.... Ce petit lac avait peut-être cent yards de diamètre dans sa plus grande largeur. Aucun cristal n’aurait pu rivaliser en clarté avec ses eaux. Le fond, qu’on apercevait distinctement, consistait uniquement en cailloux d’une blancheur éclatante. Les bords, revêtus de ce gazon d’émeraude déjà décrit, arrondis en courbe, plutôt que coupés en talus, s’enfonçaient dans le ciel clair placé au-dessous ; et ce ciel était si clair et réfléchissait parfois si nettement tous les objets qui le dominaient, qu’il était vraiment difficile de déterminer le point où la vraie rive finissait et où commençait la rive réfléchie. Les truites et quelques autres variétés de poissons, dont cet étang semblait, pour ainsi dire, foisonner, avaient l’aspect exact de véritables poissons volants. Il était presque impossible de se figurer qu’ils ne fussent pas suspendus dans les airs. Une légère pirogue de bouleau, qui reposait tranquillement sur l’eau, y réfléchissait ses plus petites fibres avec une fidélité que n’aurait pas surpassée le miroir le plus parfaitement poli.

 (1)  Edgar  Poe  (histoires grotesques  et  sérieuses  ) (Traduction   de  Charles  Baudelaire )

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