mercredi 28 mai 2014

Dostoievski : La confession de Stavroguine

J'ai  relu cet  après-midi   cet  extrait   des Possédés  et   il  y a longtemps  que je n'avais  pas  ressenti  pareille  émotion  littéraire  !
L'indicible   manié  sous l'éclairage  du  lumineux,  Stavroguine confronté  à   Tikhone, deux hommes  aux extrèmités de l'échelle  des  valeurs humaines dans une dialectique  du bien  et  du  mal, loin  au-dessus  des  dimensions ordinaires.
Si noir  est le crime de Stavroguine  qu'il  dépasse  l'entendement  du  moine  et ébranle  sa   sérénité  légendaire, malgré sa bienveillance  pour les faiblesses humaines . Mais pire  encore  c'est cette folie  qui possède  l'esprit   de  Stavroguine  et le soumet à  la volupté de son  crime qui désarme l'homme de redemption .
Stavroguine est incontestablement le personnage  le  plus sombre  de  Dostoievski  qui  signe  ici  ,  sa   plus  profonde descente aux enfers  , de l'homme   perdu  pour s'être  éloigné de  ses racines  , de cette  terre  russe  messianique   et   menacée par le nihilisme   étranger,  conformément   aux  grands thèmes  de  l'écrivain  penseur .

Citation  en exergue de   Melchior  de   Vogué:
L’âme russe
Si vous saviez jusqu’où cette âme peut descendre !
Si vous saviez jusqu’où elle peut monter !
Et en quels bonds désordonnés !
E. Melchior de Vogue


 Le texte

http://fr.wikisource.org/wiki/La_Confession_de_Stavroguine#cite_note-1 

Dont  quelques extraits  favoris

Présentation  de  Tikhone:

... Nicolaï Vsièvolodovitch entra dans une chambre étroite, et presque aussitôt dans l’encadrement de la. porte de la chambre voisine apparut un homme grand et maigre, âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une soutane grossière, l’aspect quelque peu maladif, le regard étrange, timide, un sourire indécis sur les lèvres. C’était ce Tikhon, dont Nicolaï Vsièvolodovitch avait entendu parler pour la première fois par Chatov et sur le compte duquel il avait ensuite recueilli plusieurs renseignements. Ces renseignements étaient contradictoires, mais avaient tous un trait commun : ceux qui aimaient Tikhon et ceux qui ne l’aimaient pas (il y en avait aussi) taisaient quelque chose en lui : ceux qui ne l’aimaient pas — par dédain, et ses partisans, même ardents — par une sorte de discrétion ; on semblait vouloir cacher certaines choses en lui, une faiblesse, une manie innocente. Nicolaï Vsièvolodovitch apprit qu’il habitait au couvent depuis six ans déjà et qu’on venait souvent l’y visiter (des gens du peuple, mais aussi des personnes du plus haut rang), qu’il avait d’ardents admirateurs, même à Petersbourg, mais surtout des admiratrices. Mais il entendit aussi déclarer par un des membres les plus âgés et les plus importants de notre club, par un homme vraiment religieux : « Ce Tikhon est presque fou ; c’est en tout cas un être tout à fait nul et sans doute un ivrogne. » J’interviendrai ici pour dire que cette dernière accusation était complètement injustifiée, et que Tikhon ne souffrait que d’un rhumatisme dans les jambes et, quelquefois, de convulsions nerveuses. Nicolaï Vsièvolodovitch apprit aussi que, soit par suite de sa faiblesse de caractère, soit par suite d’une distraction inexcusable et incompatible avec sa « dignité », l’évêque en retraite n’avait pas réussi à imposer au couvent un grand respect. On disait même que le père archimandrite, homme austère et très strict en tout ce qui concernait ses devoirs de prieur, et qui, de plus, était connu pour sa science, nourrissait contre Tikhon un certain sentiment d’hostilité et blâmait (à vrai dire pas directement) sa vie relâchée et ce qu’il appelait « ses hérésies ». Les moines aussi traitaient l’évêque malade, sinon avec dédain, tout au moins avec une certaine familiarité.


La foi de Tikhon 

— Croyez-vous en Dieu ? jeta brusquement Stavroguine.
— Je crois en Dieu.
— Mais il est dit : si tu crois et si tu ordonnes à la montagne de marcher, elle marchera... Bêtises d’ailleurs ! Je suis curieux de le savoir pourtant : pouvez-vous faire marcher la montagne ?

— Oui, si Dieu l’ordonne, prononça avec douceur et réserve Tikhon, abaissant de nouveau les yeux.

— Alors c’est comme si Dieu lui-même la mettait en marche. Non, vous-même, vous-même, en récompense de votre foi en Dieu ?
— Peut-être que oui.
— Peut-être ! — Ce n’est pas mal. Pourquoi doutez-vous ?
— Je ne crois pas tout à fait.
— Comment ? Vous ? Pas tout à fait ?
— Oui... il se peut que ma foi ne soit pas parfaite.
— Mais au moins vous croyez qu’avec l’aide de Dieu vous la ferez marcher ; ce n’est pas mal. C’est tout de même mieux que le « très peu » d’un archevêque, il est vrai, sous le couteau. Vous êtes certainement chrétien ?
— Que je n’aie pas honte de ta croix, Seigneur, fit Tikhon presque dans un murmure, avec une sorte de passion et en inclinant la tête encore plus bas. Les commissures de ses lèvres se mirent tout à coup à trembler nerveusement.
— Mais peut-on croire au diable tout en ne croyant pas tout à fait en Dieu ?
— Oh, c’est très possible et cela arrive souvent. Tikhon releva les yeux et sourit aussi.
— Et je suis certain que vous considérez une telle foi comme plus respectable que l’incrédulité complète. Oh pope ! — éclata de rire Stavroguine. Tikhon lui sourit de nouveau.
— Au contraire, l’athéisme complet est plus respectable que l’indifférence des gens du monde, répliqua-t-il gaiement et simplement.
— Ho ! ho ! comme vous y allez 1
— L’athée parfait occupe l’avant-dernier échelon qui précède la foi parfaite (fera-t-il ou non ce dernier pas ? c’est autre chose) ; l’indifférent au contraire ne possède aucune foi, mais seulement une mauvaise crainte.
— Pourtant, vous-même... vous avez lu l’Apocalypse ?

— Oui.

— Vous souvenez-vous : « Ecris à l’Ange de l’Eglise de Laodicée » ?
— Je me souviens. Charmantes paroles !
— « Charmantes » ? Quelle étrange expression pour un évêque. En général, vous êtes un original. Où est le livre ? s’agita tout à coup Stavroguine, en cherchant des yeux le livre sur la table. Je voudrais vous lire ; y a-t-il une traduction russe ?
— Je connais ce passage, je m’en souviens très bien, prononça Tikhon.
— Vous le connaissez par cœur ? Lisez !
Il baissa vivement les yeux, mit ses mains à plat sur ses genoux et, tendu, s’apprêta à écouter. Tikhon prononça, se rappelant chaque mot :
— Et écris à l’Ange de l’Eglise de Laodicée :
« Voici ce que dit l’Amen, le témoin fidèle et véritable, le commencement de la création de Dieu :
« Je connais tes œuvres. Je sais que tu n’es ni froid ni bouillant. Puisses-tu être froid ou bouillant ! Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid, ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. Parce que tu dis : Je suis riche, je me suis enrichi, et je n’ai besoin de rien, et parce que tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu, je te conseille d’acheter de moi de l’or éprouvé par le feu, afin que tu deviennes riche, et des vêtements blancs, afin que tu sois vêtu et que la honte de ta nudité ne paraisse pas, et un collyre pour oindre tes yeux, afin que tu voies. »
— Assez, interrompit Stavroguine ; c’est pour le juste milieu, n’est-ce pas, pour les indifférents ? Vous savez, je vous aime beaucoup.
— Et moi aussi, répondit à mi-voix Tikhon.

....
 — Vous avez été frappé de voir que l’Agneau préfère les froids aux tièdes, dit-il, vous ne voulez pas être tiède. Je sens qu’une décision extraordinaire, horrible peut-être, s’empare de vous. Si c’est ainsi, je vous en supplie, ne vous tourmentez plus et dites tout ce dont vous étiez plein eu venant.


L'obsession  de Stavroguine soutenue par l'intervention  du  narrateur

.......
A mon avis ce document est l’œuvre de la maladie, l’œuvre du diable qui s’était emparé de cet homme. Ainsi un malade souffrant de douleurs violentes s’agite désespérément dans son lit cherchant une position qui, ne fût-ce que pour un instant, calmera sa douleur ou, si elle ne l’allège pas, la remplacera tout au moins par une autre, pour une minute au moins. Et alors, il n’est évidemment plus question de savoir si ce changement est beau ou raisonnable. Ce qui domine dans ce document, c’est le besoin formidable, sincère de châtiment, la recherche de la croix à porter, du châtiment public. Mais cette soif de crucifiement vit dans un être qui n’a pas foi dans la croix. « Et cela seul déjà représente une idée », comme s’exprima un jour Stepan Trofimovitch, à propos d’autre chose d’ailleurs.
D’autre part, il y a dans ce document quelque chose de violent, de provocant, un certain défi, bien qu’il ait été écrit dans un tout autre dessein. L’auteur déclare qu’il « n’a pas pu » ne pas écrire, qu’il a été « obligé », et cela est fort probable. Il aurait été heureux de pouvoir écarter de lui ce calice ; mais cela lui a été vraiment impossible, et alors il a encore profité de cette occasion pour donner cours à sa violence. Oui, le malade s’agite dans son lit et essaye de remplacer une souffrance par une autre. Et voilà qu’il lui semble que la lutte contre la société lui apportera un certain soulagement et il lui lance son défi. Le fait même d’avoir écrit ce document est un défi inattendu, un manque de respect envers la société. Il s’agit pour l’auteur de provoquer au plus vite un adversaire quelconque...
Et qui sait, il se peut fort que tout cela, c’est-à-dire ces feuillets destinés à être publiés appartiennent au même ordre de faits que la morsure à l’oreille du gouverneur ! Pourquoi cette idée me vient-elle aujourd’hui, quand tout s’est déjà expliqué, je ne peux le comprendre. Je n’apporte aucune preuve d’ailleurs et ne peux affirmer que le document est faux, c’est-à-dire imaginé de toutes pièces. Le plus vraisemblable est que la vérité est entre ces extrêmes... D’ailleurs, je devance trop les faits ; il vaut mieux s’en référer au document même. Voilà donc ce que lut Tikhon.


L'espoir d'un  remord  dans  le deroulement de  la confession

Je fis un rêve complètement inattendu pour moi, car jamais jusqu’alors je n’en avais fait de tel. Il y a au musée de Dresde un tableau de Claude Lorrain qui figure au catalogue sous le titre d’Acis et Galathée, je crois ; moi je l’appelais, je ne sais pourquoi, l’ Age d’or. Je l’avais déjà remarqué depuis longtemps, mais je l’avais revu encore, en passant, trois ou quatre jours auparavant. C’est ce tableau que je vis en rêve, non comme un tableau pourtant, mais comme une réalité. C’est un coin de l’Archipel grec : des flots bleus et caressants, des îles et des rochers, des rivages florissants ; au loin un panorama enchanteur, l’appel du soleil couchant... Les paroles ne peuvent décrire cela. C’est ici que l’humanité européenne retrouve son berceau ; ici que se déroulèrent les premières scènes de la mythologie ; ce fut son vert paradis. Ici vécut une belle humanité. Les hommes se réveillaient et s’endormaient heureux et innocents ; les bois retentissaient de leurs gaies chansons ; le surplus de leurs forces abondantes s’épanchait dans l’amour, dans la joie naïve. Le soleil versait ses rayons sur ces îles et sur la mer, et jouissait de ses beaux enfants. Vision admirable ! Illusion splendide ! Rêve le plus impossible de tous et auquel l’humanité a donné toutes ses forces, pour lequel elle a tout sacrifié, au nom duquel on mourut sur la croix, on tua les prophètes, sans lequel les peuples ne voudraient pas vivre, sans lequel ils ne voudraient même pas mourir. Dans mon rêve il me sembla vivre tout cela ; je ne sais pas exactement ce que je vis, mais les rochers, la mer, les rayons obliques du soleil couchant — tout cela il me semblait encore le voir quand je m’éveillai et ouvris les yeux, pour la première fois de ma vie, littéralement trempés de larmes. La sensation d’un bonheur encore inconnu me traversa le cœur ; j’en eus même mal. C’était déjà le soir ; à travers la fenêtre de ma petite chambre, à travers la verdure des fleurs qui garnissaient la fenêtre, le soleil couchant dardait un faisceau oblique d’ardents rayons et me baignait de lumière. Je refermai rapidement les yeux, comme pour essayer d’évoquer encore une fois le rêve disparu, mais soudain je distinguai, au milieu d’une lumière vive, très vive, une sorte d’image et tout à coup je vis très distinctement la petite araignée rouge. Je la reconnus, immédiatement, telle que je l’avais contemplée sur la feuille de géranium tandis que le soleil couchant déversait ses rayons obliques. Quelque chose d’aigu pénétra en moi ; je me soulevai et m’assis sur le lit (voilà exactement comment les choses se passèrent).
Je vis devant moi (Oh ! pas réellement ! si seulement cela avait été une vraie hallucination !), je vis Matriocha, amaigrie,...



La prémonition  de   Tikhone

Stavroguine l’écouta très sérieusement.
— Vous me proposez de prononcer les vœux monastiques dans ce couvent.
— Vous n’avez pas besoin d’entrer au couvent ; il ne faut pas prononcer de vœux ; ne soyez qu’un novice, et en secret ; vous pouvez même continuer à vivre dans le monde.
— Laissez, père Tikhon, interrompit Stavroguine avec une expression de répugnance. Il se leva ; Tikhon aussi.
— Qu’avez-vous, s’écria-t-il tout à coup, fixant presque avec terreur Tikhon. Celui-ci était debout devant lui, les bras tendus en avant ; une convulsion rapide contracta son visage horrifié.
— Qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? répétait Stavroguine s’élançant vers lui pour le soutenir. Il lui sembla que le prêtre allait tomber.
— Je vois... je vois clairement, s’écria Tikhon d’une voix pénétrante et qui exprimait une souffrance intense,. je vois que jamais, malheureux jeune homme, vous n’avez. été aussi près d’un nouveau crime, encore plus atroce que l’autre.
— Calmez-vous, insista Stavroguine très inquiet pour Tikhon. Il se peut que je remette finalement tout à plus tard ; vous avez raison.
— Non, non pas après la publication, mais avant cela, un jour avant, une heure avant cette action admirable, vous chercherez une issue dans un nouveau crime et vous ne l’accomplirez que pour éviter la publication de ces feuillets.
Stavroguine trembla de colère et aussi de peur.
— Maudit psychologue, s’écria-t-il pris de rage, et sans se retourner il quitta la chambre.
FIN

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