mercredi 5 mars 2014

Fernando Pessoa, Alvaro de Campos : Aujourd'hui je suis triste ...

Aujourd'hui   je suis triste   comme un  bateau  noir sous le  soleil.
Ma joie  s'en  est  allée  au  loin  avec  les valises.
Mon coeur  va et  vient dans la maison  du  silence
Ouvrant toutes les portes pour scruter  les pièces.
Et tout cela qui  n'a aucun sens,
C'est   là  le sens  essentiel  de ma vie...

Je me souviens bien  de son  regard.
Elle traverse encore  mon  âme
Comme  un trait  de  feu   dans la nuit.
Je me souviens bien  de  son  regard. Le reste ...
Oui, le reste ne ressemble  qu'à  la vie.

Hier,  j'ai   arpenté les rues comme   n'importe  qui.
J'ai  regardé les vitrines sans m'y  interesser
et je 'ai pas  trouvé  d'amis avec qui  parler.
Tout à  coup j'ai  vu  que  j'étais triste, mortellement triste,
Si  triste qu'il  m'a semblé qu'il  serait impossible
De vivre demain,  non  pas que je meure ou  me  supprime,
Mais parce qu'il  serait impossible de  vivre  demain , voilà tout.

Je  fume, je  rêve, bien  calé dans le  fauteuil.
Vivre me  fait souffrir  comme une position malcommode.
Il doit y  avoir  des  îles là-bas au sud des choses
Où souffrir  est une chose plus douce,
Où vivre coûte moins  à  la pensée,
Et où l'on  peut  fermer les  yeux et  s'endormir  sous le  soleil
Et se réveiller  sans avoir à penser à des  responsabilités  sociales
Ni  quel  jour  du mois ou de la semaine on est aujourd'hui.

J'abrite dans ma poitrine, comme une ennemi  que je  redoute  d'offenser.,
Un  coeur  exagérément spontané
Qui  sent tout  ce que je  rêve comme  si c'était   réel,
Qui  bat  avec son  pied la mélodie des  chansons qu'entonne ma pensée,
Chansons  tristes, comme les rues  étroites quand il pleut.

Donnez-moi  des roses, des lys,
Donnez-moi  des fleurs , de  nombreuses fleurs,
N'importe quelles  fleurs  ,  pourvu  qu'elles soient nombreuses...
Non,  pas  même  de nombreuses fleurs, parlez-moi  seulement
De me donner  de nombreuses fleurs.
Et même  pas... Ecoutez-moi  seulement avec patience quand je vous dmande 
De me donner  des fleurs...
Ainsi  soient les fleurs  que vous me  donnez ...

Ah,  ma tristesse  devant les  bateaux qui   passent  sur le   fleuve
Sous  le  ciel gorgé  de soleil !
Mon  agonie  devant la réalité lucide !
Je désire pleurer absolument comme  un  enfant,
La tête  appuyée sur   les bras croisés  par-dessus la table,
Et la vie  sentie comme une  brise qui me  frôle le  cou,
Pendant  que je pleurerais  dans  cette position.

L'homme  qui  aiguise  son  crayon à  la fenêtre  du  bureau
Attire  mon  attention  sur  les mains de son  geste  banal.
Qu'il  y ait un  crayon,  l'aiguisage  d'un  crayon, et  quelqu'un
  qui  aiguise   à   la fenêtre,  voilà  qui  est  érange !
Que  ces choses soient  réelles, voilà  qui  est  fantasmagorique !
Je le  regarde jusqu'à  en  oublier  le soleil  et le  ciel.
Et  la  réalité du  monde me donne un  de ces maux de tête !

La fleur  tombée  sur le  sol.
La fleur  fanée (rose  blanche  qui  jaunit)
Tombée  sur le  sol...
Quel  est le sens de la vie  ? 

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