vendredi 18 mai 2012

Andersen : l'ombre


Si vous ne  connaissez   pas  , je  vous laisse  découvrir  comment  le  savant  se  sépara  de  son ombre, ce  qu'il  en   advint  et  comment    le  savant  perdit  la vie  pour  ne   pas  accepter  de  n'être  plus  que  son ombre  ...  


Hans  Christian Andersen
Contes d’Andersen
Traduction  par   David  Soldi
Librairie Hachette et Cie, 1876 (pp. 172-190).


L'ombre

Par  Bertall

[…]
      — Certes, cela est extraordinaire, en effet, mais vous-même, n’êtes-vous pas un homme extraordinaire ? Et moi, vous le savez bien, j’ai suivi, vos traces dès votre enfance. Me trouvant mûr pour faire seul mon chemin dans le monde, vous m’y avez lancé, et j’ai parfaitement réussi. J’ai eu le désir de vous voir avant votre mort, et, en même temps, de visiter ma patrie. Vous savez, on aime toujours sa patrie. Sachant que vous avez une autre ombre, je vous demanderai maintenant si je dois quelque chose à elle ou à vous. Parlez, s’il vous plaît.
     — C’est donc véritablement toi ! répondit le savant. C’est extraordinaire ; jamais je n’aurais cru que mon ancienne ombre me reviendrait sous la forme d’un homme.
     — Dites ce que je dois, reprit l’Ombre, je n’aime pas les dettes.
     — De quelles dettes parles-tu ? tu me vois tout heureux de ta chance ; assieds-toi, vieil ami, et raconte-moi tout ce qui s’est passé. Que voyais-tu chez le voisin, dans les pays chauds ?
     — Je vous le raconterai, mais à une condition ; c’est de ne jamais dire à personne ici, dans la ville, que j’ai été votre ombre. J’ai l’intention de me marier ; mes moyens me permettent de nourrir une famille, et au delà.
     — Sois tranquille ! je ne dirai à personne qui tu es. Voici ma main, je te le promets. Un homme est un homme, et une parole....
     — Et une parole est une ombre.
À ces mots, l’Ombre s’assit, et, soit par orgueil, soit pour se l’attacher, elle posa ses pieds chaussés de bottines vernies sur le bras de la nouvelle ombre qui gisait aux pieds de son maître comme un caniche. Celle-ci se tint bien tranquille pour écouter, impatiente d’apprendre comment elle pourrait s’affranchir et devenir son propre maître.
« Devinez un peu qui demeurait dans la chambre du voisin ! commença  la première Ombre ; c’était une personne charmante, c’était la Poésie. J’y suis resté pendant trois semaines, et ce temps a valu pour moi trois mille ans. J’y ai lu tous les poèmes possibles, je les connais parfaitement. Par eux j’ai tout vu et je sais tout.
     — La Poésie ! s’écria le savant ; oui, c’est vrai, elle n’est souvent qu’un ermite au milieu des grandes villes. Je l’ai vue un instant, mais le sommeil pesait sur mes yeux. Elle brillait sur le balcon comme une aurore boréale. Voyons !  continue. Une fois entré par la porte entr’ouverte....
     — Je me trouvai dans l’antichambre ; il y faisait à peu près noir, mais j’aperçus devant moi une file immense de chambres dont les portes étaient ouvertes à deux battants. La lumière s’y faisait peu à peu, et, sans les précautions que je pris, j’aurais été foudroyé par les rayons avant d’arriver à la demoiselle.
     — Enfin que voyais-tu ? demanda le savant.
     — Je voyais tout, comme je vous le disais tout à l’heure. Certes, ce n’est pas par fierté ; mais comme homme libre, et avec mes connaissances, sans parler de ma position et de ma fortune, je désire que vous ne me tutoyiez pas.
[…]


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